les artistes doivent-ils vivre d'art et de clopinettes?


Je vous retransmet un article de Telerama écris par Marion Rousser Thomas Baas

Les artistes doivent-ils vivre d’art et de clopinettes ?

Les plasticiens ne vivent pas que d’art et d’eau fraîche. Mais leur travail reste auréolé d’un mythe tenace, hérité du xixe siècle, qui empêche de poser l’épineuse question de leurs conditions matérielles d’existence. La figure persistante du génie révolté, bohème et désintéressé masque une réalité économique triviale : l’artiste dont l’œuvre est exposée est souvent le seul de toute la chaîne de production à ne pas être rémunéré. Isabelle de Maison Rouge, historienne de l’art, professeure à la New York University Paris, critique et commissaire d’exposition, vient de publier Le Mythe de l’artiste, au-delà des idées reçues. Un livre sans statistiques ni analyse sociologique, riche de témoignages sur la manière dont on regarde les artistes et dont eux-mêmes se voient.
Aujourd’hui, le mythe de l’artiste bohème et désintéressé reste prégnant…
Ce mythe arrange beaucoup de monde. Les galeristes entretiennent le stéréotype d’un être enfermé dans sa tour d’ivoire, qui n’a pas les pieds sur terre, incapable de gérer l’aspect financier de sa carrière. Ils lui créent un cocon dans lequel il accepte souvent volontiers de se laisser enfermer, infantilisation qui permet à ces galeristes de se rendre indispensables. Quant au grand public, il a très envie de croire au mythe, et l’image de l’indigent génial reste an­crée dans les mentalités. Mais le cliché de l’artiste privilégié est lui aussi récurrent… Quand la performeuse Sarah Trouche explique qu’elle loue un atelier de la Ville de Paris, c’est-à-dire à loyer modéré, elle récolte souvent des réactions indignées, du type : « Moi aussi, je veux devenir artiste, car ce sont mes impôts qui paient ça » et « Vous, les artistes, que seriez-vous sans les subventions ! » Bref, beaucoup estiment que l’artiste français est un « assisté ». Si la figure du créateur suscite tant de jalousie, c’est parce qu’elle est associée à l’image d’un être chanceux et libre, qui vit sa passion. Cela fait de lui un nanti et l’on espère bien qu’il paye le prix de cette liberté. Si, en plus de prendre plaisir à son travail, l’artiste gagnait dignement sa vie, ce serait le comble !
« Gagner de l’argent et avoir des assistants dans son travail sont les reproches les plus couramment formulés à l’égard des artistes, en particulier en France », écrivez-vous. Ce rejet est-il vraiment si français ?
C’est ce que je constate. La vision romantique de l’artiste, incarnée par Van Gogh, est née ici. Les mentalités commencent à évoluer, mais dans notre pays on continue de considérer comme malsain d’associer art et argent. J’enseigne dans une université américaine, et la différence de comportement est palpable entre les étudiants américains — qui savent qu’ils vont devoir s’intégrer au marché — et les Français qui, très souvent, ne font même pas le tour des galeries parisiennes. Les écoles d’art n’ont pris conscience de la nécessité d’initier leurs élèves aux questions financières, de leur apprendre comment se crée une cote, par exemple, que très récemment. Elles invitent dorénavant des intervenants extérieurs qui ouvrent les étudiants aux aspects pratiques du métier auquel ils se destinent. Jusqu’à présent, ils étaient lâchés sans armes à la sortie de l’école. Certains collectionneurs profitent d’ailleurs de leur fragilité, se ruant sur les étudiants à la sortie des Beaux-Arts pour acheter des œuvres à bas prix, en espérant dénicher le Picasso de demain. Ils les montrent, les soutiennent, les adressent à des copains galeristes… puis les laissent tomber pour en trouver de plus jeunes et de moins chers. Quantité d’artistes explosent ainsi en plein vol. C’est un système très cruel, assez proche finalement de la Star ac.
L’imaginaire de l‘artiste maudit s’inspire-t-il d’une réalité historique, ou n’est-il qu’une invention ?
C’est une idée reçue, qui ne correspond qu’à une toute petite parenthèse de l’histoire de l’art, de la fin du xixe siècle au début du xxe siècle. Jusque-là, l’artiste est à la tête d’un atelier : certains de ses élèves broient des couleurs, d’autres dessinent des mains ou s’occupent des fonds… Mais avec le déclin des académies — ces institutions créées par des artistes, qui encadrent à la fois leur travail et forment aux métiers de l’art —, on se plaît à imaginer que l’artiste devient solitaire et rejeté, qu’il aime à se promener sur des landes désertes pour vivre sa mélancolie. Courbet est la figure principale du peintre méconnu et mal compris, avec Van Gogh. Mais des Courbet et des Van Gogh, il en existe en réalité très peu dans toute l’histoire de l’art. Les stars — les David, Gérôme, Cabanel ou Bouguereau — travaillaient à la tête d’ateliers, et seul le maître signait l’œuvre. Ce qui n’empêche pas que les artistes eux-mêmes ont entretenu ce mythe, quitte à prendre des libertés avec la réalité. Courbet, par exemple, avait mis au point un système économique ingénieux loin de l’image bohème qu’il se donnait. S’étant rendu compte que ses peintures de cerfs dans la forêt avaient du succès en Allemagne, il en avait fait toute une série dont la vente lui permettait de financer ses œuvres « invendables ». En outre, il s’était entouré de mécènes qui soutenaient son travail et qu’il appelait « [s]es actionnaires ». C’était un entrepreneur.
Et de nos jours ? Les artistes adhèrent-ils à la légende ?
Ils sont ambivalents. D’un côté, ils récusent le lien prétendument « positif » entre créativité et pauvreté, et confient volontiers leur difficulté à créer dans le besoin, quand bien même l’opinion voudrait croire qu’un artiste n’a pas ­besoin d’argent pour produire des œuvres géniales. Pour exprimer leur talent, ils ont besoin de sérénité financière. Le peintre Hervé Di Rosa s’est confié là-dessus : « Rien ne me bloque plus que la catastrophe totale », dit-il. Philippe Mayaux reconnaît aussi que « la vraie bohème est autrement plus difficile à vivre ». Il raconte qu’elle est faite de « sales besognes ». Tous ont envie de reconnaissance, y compris financière, même s’il peut leur arriver d’entretenir le mythe de l’artiste enfermé dans sa bulle… pour déléguer à leur galeriste les corvées administratives.
La rémunération des artistes, c’est une question taboue depuis la nuit des temps ?
Non, du temps des académies artistiques, les peintres et les sculpteurs étaient payés pour leur travail, aux xviie et xviiie siècles notamment, grâce à un système de commandes passées par des mécènes — l’Eglise, les seigneurs, des bourgeois ensuite. Le soupçon que ces académies fabriquent des artistes conventionnels a débouché sur une inversion du processus : les artistes ont commencé à créer dans la solitude de leur atelier et ce n’est que dans un deuxième temps qu’ils cherchaient à écouler leur production. Pendant longtemps, certains ont même refusé le principe de la commande, considéré comme dégradant.
Ce mythe de l’artiste bohème n’encourage-t-il pas une « culture de la gratuité » ?
Totalement. L’omerta règne autour de certaines pratiques scandaleuses mais largement acceptées. Ainsi, dans le cadre d’une exposition collective ou monographique, toute la chaîne est payée, du commissaire qui a organisé l’événement jusqu’à la personne qui tient la billetterie, en passant par le transporteur, l’encadreur et le graphiste qui réalise l’invitation ou le catalogue… Tout le monde reçoit de l’argent… sauf l’artiste. On oublie presque toujours d’inclure dans les budgets celui sans lequel rien n’aurait été possible ! Quand un éditeur ou une institution ont besoin de visuels pour illustrer un livre sur l’art contemporain, ils demandent systématiquement à l’artiste de céder ses droits dessus ; et quand ­celui-ci est invité à donner une conférence, il est rarement payé, sous prétexte que cela lui fait de la publicité. Lorsqu’il participe à une exposition collective ou personnelle dans une galerie, il doit même avancer de sa poche le coût de la production de son œuvre — cette somme qui lui est ensuite remboursée sur le prix d’une éventuelle vente. En général, les centres d’art institutionnels prennent en charge le volet fabrication. En revanche, ils ne rémunèrent pas l’artiste qui travaille — et expose encore souvent — gratuitement. Un collectif de plasticiens et de graphistes baptisé « Economie solidaire de l’art » a décidé de sortir du silence : ils revendiquent notamment un « droit de monstration », autrement dit le fait de recevoir une rétribution en échange de la présentation publique de leurs œuvres, comme c’est le cas au Canada. Autre problème : les artistes ont connu une hausse continue et importante des prélèvements obligatoires depuis quelque temps. Dans un contexte économique particulièrement difficile pour eux, la hausse de la CSG leur ferait subir une perte de leur pouvoir d’achat de près de 1 %, ce qui ne peut que contribuer encore à leur paupérisation.
De quoi vivent les artistes ?
Je distingue trois cas de figure. Le plus fréquent : l’artiste-chercheur ou enseignant. Etre professeur lui permet de ne pas avoir à compter sur la vente de ses œuvres pour vivre, mais le force aussi à consacrer moins de temps à sa recherche personnelle. Ensuite, vient la cohorte des plasticiens qui vivent du RSA, des performeurs qui travaillent régulièrement comme intermittents du spectacle, des indépendants qui sont inscrits à la Maison des artistes ou à la SACD, voire ceux qui ne sont affiliés à aucun organisme du secteur. Reste la dernière figure, beaucoup plus rare évidemment : la star du milieu. C’est l’artiste reconnu, médiatique, médiatisé, célèbre auprès du grand public, célébré par les acteurs du marché et courtisé par les collectionneurs.
Faut-il regretter que les artistes soient si peu nombreux à vivre de leurs œuvres ?
Non. Après tout, il est sain de ne pas tout miser sur cette seule source de revenu. Car l’artiste est un travailleur polyvalent, il a d’autres cordes à son arc que son œuvre, faire des workshops,enseigner, etc. Et vivre uniquement de la vente de ses œuvres présente le danger de se focaliser sur la seule perspective commerciale, le galeriste ou l’agent serinant à l’oreille de l’artiste : « Cette série ne plaît pas, reviens à la première… »Je caricature, mais c’est un fait que la valeur financière est devenue la référence, pour estimer la valeur artistique. Les médias ne parlent que de chiffres. Or Jeff Koons, avec sa horde d’assistants, son atelier qui ressemble à une PME et son image de self-made-man, ne représente que la toute petite partie émergée de l’iceberg, avec une poignée d’autres artistes, comme Murakami ou Damien Hirst. Il est urgent de sortir des mythes, quels qu’ils soient, pour réfléchir à la fonction sociale de l’artiste et à des modes de rémunération adaptés.

A lire
Le Mythe de l’artiste. Au-delà des idées reçues, éd. Le Cavalier Bleu, 232 p., 20 €.


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